samedi 24 novembre 2012

Soulages XXIe siècle




J. trouve que Soulages, c’est toujours un peu pareil, précisément qu’il n’y a rien de très nouveau dans ce qu’il fait. Alors j’énumère ce qui me semble nouveau chez lui – et je me trompe peut-être. Le jeu sur le brillant et le mat, l’introduction du blanc, des nouvelles techniques de soustraction – notamment cette manière d’enlever de la peinture comme à la palette, tantôt de multiples fois sur un même panneau, tantôt une unique fois sur toute une largeur d’un panneau.

24 février 2008, 222x314cm, acrylique sur toile


J. n’aime pas les gens qui théorisent sur tout et n’importe quoi, par exemple les photos de Martin Parr ou les tableaux de Pierre Soulages. Il faut dire qu’à l’expo de Parr nous sommes arrivés au moment où un prof qui avait emmené sa classe de très jeunes étudiants tenait un discours où dominait le terme « postmoderne ».

Quant à moi j’aime qu’au cours de ma visite un texte naisse en moi, s’additionne d’éléments au fur et à mesure et se trouve finalement à mon sens bien ficelé, rendant compte de ce que je pouvais voir et comprendre en essayant d’aller à la rencontre de ce qui est exposé. Un texte, et pas exactement un discours encore : une liste de choses, une perspective, parfois une suite comme lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un changement de regard, etc. Et partant toujours du principe que je ne sais rien, je ne prétends pas détenir la vérité – je ne suis d’ailleurs pas historien de l’art –, simplement tenter de construire celle qui me convient dans un mouvement vers l’extériorité.

J’ai vu une fois une femme, dans ce même musée, face à une peinture de Pollock, la regarder les yeux plissés, des doigts sur le menton et la tête un peu penchée, dire « mh… c’est très beau » – et cette phrase m’a choquée comme étant hors-registre. Je n’ai entendu personne demander devant un tableau de Soulages « ce que ça représente », comme c’est parfois le cas avec les tableaux qui ne représentent rien, dont ce n’est pas du tout le registre. Soulages le rend évident.

Il y a un rapport très évident aux tableaux de Soulages, très simple, basique. C’est peut-être trompeur, me direz-vous, mais il me semble qu’il travaille sur des choses très simples, très basiques. Ainsi dans la vidéo d’Agnès Varda, il raconte une expo qu’il a faite au Texas dans un lieu immense où il ne voulait pas voir les cimaises. Le commissaire lui a proposé de suspendre les tableaux à des cordes de nylon. Il dit beaucoup apprécier ce mode d’accrochage, que le tableau n’est ainsi plus une fenêtre, comme il l’est accroché sur un mur, mais qu’il devient chose.

D’une autre manière, il aborde la peinture par son côté le plus basique : la matière. Il travaille la peinture, l’acrylique, elle-même, plus qu’il l’instrumente pour en faire quelque chose (des représentations, par exemple). Et le noir, l’« outrenoir », il s’agit bien du noir lui-même, dans sa pure matérialité, pour autant qu’il soit possible de dire ceci. Et travaillant la matière elle-même et le noir lui-même, il travaille la lumière, et là encore la lumière elle-même. Il renvoie la matière, le noir et la lumière à leur littéralité – ou plutôt, il ne les renvoie pas, il les travaille, en fait autre chose, des œuvres d’art.

Ce travail de choses saisies dans leur littéralité évoque une esthétique japonaise, le wabi-sabi. Le sol choisi pour l’exposition – comment cela s’appelle-t-il ? une sorte de paille beige – rappelle d’ailleurs quelque chose d’asiatisant.

Il y a aussi une chose sur laquelle cette littéralité joue : la copie. Alors que la plupart des tableaux, hormis la question des dimensions, peuvent être photographiés et imprimés pour décorer les murs des appartements à pas cher, les tableaux de Soulages ne le peuvent pas. Il faut en effet cette matière, ce noir et la lumière réelle pour qu’ils puissent être là. Chaque accrochage est une perspective différente sur le tableau. Et, de même, chaque position par rapport à lui.



Il y a un tableau (11 avril 2011) qui m’a intrigué. Je suis arrivé par la droite, et les sillons me semblaient creusés et calmes. En face, ils semblaient en lutte, paraissant plus sévères et anarchiques, de tailles différentes avec parfois des petits morceaux de peinture qui débordaient. A gauche, la surface paraissait presque plate. J’ai tenté de faire une photo, dans le seul but de saisir ces différentes perspectives, mais l’appareil refusant de faire la mise au point au bout d’une seconde et demie je n’ai pas persisté. Et J. et E. m’ont fait remarquer que si on se positionnait face à ce tableau et que l’on penchait la tête de droite à gauche, on remarquait des lignes verticales (les sillons sont plutôt diagonaux). D’après elle c’est parce qu’il y a sous la couche de peinture une autre couche, faite de sillons verticaux. Je pencherais plutôt pour la source lumineuse.

Dans la vidéo d’Agnès Varda, on voit l’adjoint à la culture du maire de Sète. Il raconte qu’au milieu des années 80, âgé d’une vingtaine d’années, il rendit visite à Soulages. Il l’a attendu une heure en présence de ses tableaux. Il a été submergé par l’émotion, à force de se « laisser pénétrer » par eux. Il a ainsi découvert que les tableaux pouvaient produire de telles émotions. Il dirigeait alors une galerie, ou participait à ses activités…

Je me demande si cette émotion n’est pas possible face à n’importe quel objet, puisqu’il s’agit d’une forme de rapport ; l’important serait alors le contenu de l’émotion (sensation, contenant, rêverie…). Ceci me semble très important : un rapport esthétique propre à chacun, toujours pratiquable. Quoique, comme dirait P., il ne faudrait pas oublier qu’à « l’origine de l’image », ou du moins dans sa répétition, il y a un dispositif : pour cet adjoint au maire, la rencontre avec Soulages, la pièce où il l’a attendu, la qualification d’œuvre d’art elle-même. Il faudrait ainsi composer les dispositifs adéquats, mais à ceci près, cette émotion me paraît possible face à n’importe quoi – il s’agit bien d’une forme, ce n’est pas dire que l’émotion en tant que telle sera toujours la même, et de même les images, la rêverie, les sensations, etc., diffèrent.

Dans la vidéo, Soulages parle à un moment de ses tableaux en disant que « c’est un choc, une rencontre », pour qui les regarde. Merci Soulages… Contrairement à d’autres artistes qui ne disent rien d’intéressant non plus, il a l’air de chercher à tenir un propos sincère ; on serait ainsi presque tenté de ne pas lui attribuer cette pédanterie classieuse de prétendre se passer des mots qui est souvent celle de celui qui fait des choses, surtout quand il est précisément question de ces choses, les médiateurs (documentaristes, journalistes, généralement) faisant mine de nous faire croire à cette autorité discursive alors que c’est précisément leur position de faiseur (d’art, en l’occurrence) qui leur autorise ce discours.

Bref, n’hésitez pas à aller voir cette expo avant le 28 janvier 2013 au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Et pour votre jour de visite, je vous déconseille le dimanche…