J. trouve que Soulages,
c’est toujours un peu pareil, précisément qu’il n’y a rien de très nouveau dans
ce qu’il fait. Alors j’énumère ce qui me semble nouveau chez lui – et je me
trompe peut-être. Le jeu sur le brillant et le mat, l’introduction du blanc,
des nouvelles techniques de soustraction – notamment cette manière d’enlever de
la peinture comme à la palette, tantôt de multiples fois sur un même panneau,
tantôt une unique fois sur toute une largeur d’un panneau.
24 février
2008, 222x314cm, acrylique sur
toile
J. n’aime pas les gens
qui théorisent sur tout et n’importe quoi, par exemple les photos de Martin
Parr ou les tableaux de Pierre Soulages. Il faut dire qu’à l’expo de Parr nous
sommes arrivés au moment où un prof qui avait emmené sa classe de très jeunes
étudiants tenait un discours où dominait le terme « postmoderne ».
Quant à moi j’aime qu’au
cours de ma visite un texte naisse en moi, s’additionne d’éléments au fur et à
mesure et se trouve finalement à mon sens bien ficelé, rendant compte de ce que
je pouvais voir et comprendre en essayant d’aller à la rencontre de ce qui est
exposé. Un texte, et pas exactement un discours encore : une liste de
choses, une perspective, parfois une suite comme lorsqu’il s’agit de rendre
compte d’un changement de regard, etc. Et partant toujours du principe que je
ne sais rien, je ne prétends pas détenir la vérité – je ne suis d’ailleurs pas
historien de l’art –, simplement tenter de construire celle qui me convient
dans un mouvement vers l’extériorité.
J’ai vu une fois une
femme, dans ce même musée, face à une peinture de Pollock, la regarder les yeux
plissés, des doigts sur le menton et la tête un peu penchée, dire « mh…
c’est très beau » – et cette phrase m’a choquée comme étant hors-registre.
Je n’ai entendu personne demander devant un tableau de Soulages « ce que
ça représente », comme c’est parfois le cas avec les tableaux qui ne
représentent rien, dont ce n’est pas du tout le registre. Soulages le rend
évident.
Il y a un rapport très
évident aux tableaux de Soulages, très simple, basique. C’est peut-être trompeur,
me direz-vous, mais il me semble qu’il travaille sur des choses très simples,
très basiques. Ainsi dans la vidéo d’Agnès Varda, il raconte une expo qu’il a
faite au Texas dans un lieu immense où il ne voulait pas voir les cimaises. Le
commissaire lui a proposé de suspendre les tableaux à des cordes de nylon. Il
dit beaucoup apprécier ce mode d’accrochage, que le tableau n’est ainsi plus
une fenêtre, comme il l’est accroché sur un mur, mais qu’il devient chose.
D’une autre manière, il
aborde la peinture par son côté le plus basique : la matière. Il travaille
la peinture, l’acrylique, elle-même, plus qu’il l’instrumente pour en faire
quelque chose (des représentations, par exemple). Et le noir,
l’« outrenoir », il s’agit bien du noir lui-même, dans sa pure
matérialité, pour autant qu’il soit possible de dire ceci. Et travaillant la
matière elle-même et le noir lui-même, il travaille la lumière, et là encore la
lumière elle-même. Il renvoie la matière, le noir et la lumière à leur
littéralité – ou plutôt, il ne les renvoie pas, il les travaille, en fait autre
chose, des œuvres d’art.
Ce travail de choses
saisies dans leur littéralité évoque une esthétique japonaise, le wabi-sabi. Le
sol choisi pour l’exposition – comment cela s’appelle-t-il ? une sorte de
paille beige – rappelle d’ailleurs quelque chose d’asiatisant.
Il y a aussi une chose
sur laquelle cette littéralité joue : la copie. Alors que la plupart des
tableaux, hormis la question des dimensions, peuvent être photographiés et
imprimés pour décorer les murs des appartements à pas cher, les tableaux de
Soulages ne le peuvent pas. Il faut en effet cette matière, ce noir et la
lumière réelle pour qu’ils puissent être là. Chaque accrochage est une
perspective différente sur le tableau. Et, de même, chaque position par rapport
à lui.
Il y a un tableau (11 avril 2011) qui m’a intrigué. Je suis
arrivé par la droite, et les sillons me semblaient creusés et calmes. En face,
ils semblaient en lutte, paraissant plus sévères et anarchiques, de tailles
différentes avec parfois des petits morceaux de peinture qui débordaient. A
gauche, la surface paraissait presque plate. J’ai tenté de faire une photo,
dans le seul but de saisir ces différentes perspectives, mais l’appareil
refusant de faire la mise au point au bout d’une seconde et demie je n’ai pas
persisté. Et J. et E. m’ont fait remarquer que si on se positionnait face à ce
tableau et que l’on penchait la tête de droite à gauche, on remarquait des
lignes verticales (les sillons sont plutôt diagonaux). D’après elle c’est parce
qu’il y a sous la couche de peinture une autre couche, faite de sillons
verticaux. Je pencherais plutôt pour la source lumineuse.
Dans la vidéo d’Agnès
Varda, on voit l’adjoint à la culture du maire de Sète. Il raconte qu’au milieu
des années 80, âgé d’une vingtaine d’années, il rendit visite à Soulages. Il
l’a attendu une heure en présence de ses tableaux. Il a été submergé par
l’émotion, à force de se « laisser pénétrer » par eux. Il a ainsi
découvert que les tableaux pouvaient produire de telles émotions. Il dirigeait
alors une galerie, ou participait à ses activités…
Je me demande si cette
émotion n’est pas possible face à n’importe quel objet, puisqu’il s’agit d’une
forme de rapport ; l’important serait alors le contenu de l’émotion (sensation,
contenant, rêverie…). Ceci me semble très important : un rapport
esthétique propre à chacun, toujours pratiquable. Quoique, comme dirait P., il
ne faudrait pas oublier qu’à « l’origine de l’image », ou du moins
dans sa répétition, il y a un dispositif : pour cet adjoint au maire, la
rencontre avec Soulages, la pièce où il l’a attendu, la qualification d’œuvre
d’art elle-même. Il faudrait ainsi composer les dispositifs adéquats, mais à
ceci près, cette émotion me paraît possible face à n’importe quoi – il s’agit
bien d’une forme, ce n’est pas dire que l’émotion en tant que telle sera
toujours la même, et de même les images, la rêverie, les sensations, etc.,
diffèrent.
Dans la vidéo, Soulages
parle à un moment de ses tableaux en disant que « c’est un choc, une
rencontre », pour qui les regarde. Merci Soulages… Contrairement à
d’autres artistes qui ne disent rien d’intéressant non plus, il a l’air de
chercher à tenir un propos sincère ; on serait ainsi presque tenté de ne
pas lui attribuer cette pédanterie classieuse de prétendre se passer des mots
qui est souvent celle de celui qui fait des choses, surtout quand il est
précisément question de ces choses, les médiateurs (documentaristes,
journalistes, généralement) faisant mine de nous faire croire à cette autorité
discursive alors que c’est précisément leur position de faiseur (d’art, en
l’occurrence) qui leur autorise ce discours.
Bref, n’hésitez pas à
aller voir cette expo avant le 28 janvier 2013 au Musée des Beaux-Arts de Lyon.
Et pour votre jour de visite, je vous déconseille le dimanche…