On entend « civil » en
opposition à « militaire », et la société civile comme non
militarisée. Une société militarisée régule tous les rapports selon des règles
strictes, confie des uniformes, ordonne les places et construit les lieux de
vie et de travail, qui se confondent, comme des dispositifs rationnels.
La société utopique, celle-là même
qui depuis le début du 16e siècle inspire largement nos
organisations et réflexions politiques et sociétales modernes, dans une
lointaine lignée platonicienne, a tout d’une caserne. Le panoptique, presque 3
siècles plus tard, inscrira dans le dessin d’un dispositif technique cette
visée globalisante ultra mondaine de la charge politique.
Aujourd’hui la meilleure protection
d’une activité passe par une professionnalisation, encadrée par des lois, des
centres de formation agréés, des obligations contractuelles, des prix fixés,
des règles de sécurité, etc.
Et les personnes engagées dans les
activités reconnues les portent, en reconnaissance et identification comme en
responsabilités, au-delà de leurs temps et lieux professionnels, tels le
médecin ou l’architecte. D’autres corps, comme les fonctionnaires, voient leurs
paroles et leurs actes réduits du fait de leur engagement professionnel. Et pour
beaucoup de professionnels, de telles limites s’appliquent du fait de peurs, de
contraintes hiérarchiques explicites ou implicites, d’une politique diffuse.
La société civile s’entend à l’exclusion
des professionnels, excluant le champ économique, mais aussi organisationnel et
gestionnaire, important dans le cadre d’un légitime Etat-Providence. Elle comprend,
en tant que groupements constitués, essentiellement les associations, rejointes
par les organisations économiques légères dispensant les services dans les
interstices d’une société toujours davantage contractuelle. Ces dernières,
cependant, tendent à organiser à leur profit les initiatives collectives,
généralement d’échanges divers entre particuliers, sans expression publique
autre que leur action économique – ces initiatives collectives relevant
elles-mêmes de l’auto-organisation économique sans prétention à une telle expression
sinon pour demander un droit (droit de louer son véhicule ou son logement en
dehors des organisations réglementées, par exemple).
Face à une crise du politique
mêlant professionnalisation du champ politique, starisation médiatique des représentants
politiques et désengagement spectatoriel des citoyens, ces derniers sont
toujours plus engagés en tant que professionnels et toujours moins en tant que
citoyens. La République, régime essentiellement institutionnel, repose sur une
action de chacun incluse dans les réglementations professionnelles,
économiques, juridiques, qui régulent l’activité non civile, et leurs formes
sociologiques et possibilités interactionnelles afférentes particulières.
La société des loisirs, notion
proche de la pensée socialiste, est ce champ laissé en friche à la société
civile, et investi professionnellement de façon massive depuis 15 ans (écoles d’art,
de design, loi musées de France, etc. – le statut d’intermittent du spectacle
date lui de 1936, sous le Front Populaire). Les citoyens, invités à s’y
épanouir, à la fois l’intègrent à leur art de vivre et à la fois se trouvent
bombardés de propositions atomisées qui peinent à faire sens.
L’appropriation individuelle
produisant des citoyens cultivés, exercés, dans une religion, au sens de l’exercice
physique, intellectuel et spirituel mis en relief par Sloterdijk, de la culture
à la disposition de tous et appropriée différemment par chacun, débouche sur
une expression publique individuelle idiosyncrasique, chacun en personnage, en
soldat, de la culture qu’il porte, dans son style apparent comme dans ses
conversations ou ses publications sur les réseaux sociaux.
Les institutions culturelles se
trouvent démunies dans leurs réflexions quant aux publics envisagés dans une
dimension collective, après la disparition ou l’élision de la figure de l’amateur
au profit, dans le mouvement de démocratisation culturelle, du grand public, à
la fois cible des propositions culturelles souvent sans distinction et méprisé,
et, sur un autre plan, les collectifs civils, sinon à travers quelques associations
de retraités souvent actives et écoutées mais dont la place reste
problématique, font défaut.
Il y a moyen, pour ces
institutions, de s’appuyer sur des individus actifs, vis-à-vis d’eux-mêmes
comme des autres, par exemple au travers de réseaux, dans une figure nouvelle et
repositionnée de l’amateur, soldat culturel médiateur à travers lequel un
espace nouveau de citoyenneté pourra être ouvert.
Ce qui, après l’énoncé des lignes
précédentes, peut s’avérer pessimiste quant à l’essor d’une nouvelle
citoyenneté, mais s’intègre dans les possibilités laissées d’une République toujours
davantage institutionnelle et rationnelle-légale pour l’heure indépassable.
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