lundi 13 avril 2015

Musées et arts de la mémoire

Le musée est lié à la mémoire, il est un dispositif lié à la mémoire : présenter la mémoire, et présenter la manière de se rappeler. Il est un art de la mémoire, il pratique un art de la mémoire, et il incite à pratiquer un art de la mémoire, art qui n’est pas toujours le même chaque fois.
Le mémoriel rare ou spectaculaire peu organisé des cabinets de curiosité laisse place aux propriétés mémorables de la nation et du monde présentées rationnellement, les classifications scientifiques ont aussi leur place. Le parcours thématique ou chronologique organise une mémoire des œuvres. Pour beaucoup d’artistes, on fera des rétrospectives tendant à l’exhaustivité, au moins dans l’organisation de la compréhension de leur œuvre.
Une volonté pédagogique a prédominé longtemps dans l’agencement des musées, éducateurs des foules, temples des citoyens républicains. L’autorité pédagogique, comme celle scientifique, intellectuelle, régresse. Les musées, et leurs collections sur lesquelles les conservateurs appuyaient leur autorité, désormais moins érigées qu’héritées, cèdent à l’actuel.
Symboles architecturaux, plaisir du visiteur, thèmes d’actualité, sommes d’argent englouties dans des aspects secondaires de l’activité muséale, primordialité de la communication, agenda expositionnel surchargé au regard des effectifs… Les musées se font machine à divertissement subtil.
Ils ne relèvent plus d’une autorité supérieure ou ancienne et, libérés, deviennent des machines de production. Ils n’ont plus rien à transmettre ou à respecter que ce qui se trouve devant eux, dépendant de leurs propres choix. Ils peuvent notamment, librement, réactiver d’antiques arts de la mémoire, en composer de nouveaux, ou les réinterpréter totalement selon des données anthropologiques actuelles.
L’important d’une machine de production est sa capacité à problématiser chaque thème, par exemple les arts de la mémoire.
Le musée n’est pas une salle de classe, la mémoire qu’en garderont les visiteurs n’aura pas dépendu d’une autorité enseignante. Seules les toutes premières études des publics questionnaient les visiteurs sur ce qu’ils avaient retenu en l’appréciant au regard de ce qu’il fallait retenir. Il convient davantage qu’ils aient retenu quelque chose sous le signe d’un mode qui leur est propre : qu’ont-ils retenu, et comment ? Et comment les musées peuvent-ils se faire dispositif de l’exercice d’un art de la mémoire de chacun, espaces où déambuler dans sa propre rêverie, espace qui est aussi un espace commun, rêverie qui est aussi une rêverie collective ?
Les arts antiques de la mémoire offraient un procédé de mnémotechnie utile avant l’imprimerie puis l’écran, consistant à élaborer une architecture mentale, puis à lier des images à chaque espace de cette architecture, structure fantasmatique mais rationnelle et possiblement complexe. Dans les musées une telle architecture prévaut toujours, dans l’organisation des salles ou, dans une exposition, dans celle du parcours ou des îlots.
Bien souvent, toutefois, ces unités semblent remplies pêle-mêle, sans grande concertation. Un meilleur agencement, pourtant, pourrait être pire, comme une sorte d’exposé savant dont on ne pourrait pas sortir. C’est dans une sorte de bazar plus ou moins organisé que les visiteurs, comprenant l’organisation générale, pourront faire leurs meilleures rencontres, libérées d’une structure trop rationnelle et livrés à une sorte de labyrinthe, de caverne où se perdre, d’invitation à la dérive.
Au visiteur, ainsi, qui doit pouvoir être guidé dès qu’il le souhaite, le soin de déambuler seul, et d’être actif dans son activité mémorielle. A cet égard, plus que les continuités de sens ou de forme, par exemple, les rencontres soudaines favorisent la réflexion. Car il y a bien quelques choses à savoir, et qui peuvent être apprises, mais la visite est d’abord le temps d’une découverte, d’un questionnement, d’une rêverie. Et les univers parfaitement ordonnancés ne suscitent en la matière que ce qu’ils édictent, contraignant les élans imaginatifs individuels.
D’où le reproche régulier fait aux musées suivant cette voie, de ne pas dire aux visiteurs ce qu’il faut penser et comment, d’avoir abandonné une autorité attendue. A leur décharge, toutefois, les éléments de savoir qui pourraient être intégrés et rendus apparents seulement à la demande, sont souvent absents, et si certains attendent en effet des musées les compulsions typiques aux personnes atteintes de TOC, les cartels restent régulièrement la dernière réponse de ceux-ci en la matière, sous la forme d’une bouche qui ne bégaie plus que du vide, quelques informations de la fiche d’inventaire réunies qui ne disent rien à personne.
C’est un signe que les musées tendent à présenter le passé et l’existant pour lui-même, alors que cet acte de présentation n’est pas même une reconstruction, mais une construction où tout est à agencer et inscrire vers l’avant, le passé même. Signe aussi que l’autorité qui appuyait les musées est vide, et finalement perçue comme telle par les visiteurs qui, toute confiance gardée, ne se gênent plus de les critiquer au moins auprès de leurs proches. Machine de production : problématisation, par exemple, des textes à disposition près des œuvres.
Il en va ainsi du musée des Confluences, s’agissant bien des expositions, mal maîtrisées peut-être, plus sûrement mal perçues, aussi. Au-delà des questions techniques qui peuvent être réglées facilement, la disparité des objets dans une même salle rencontre une incompréhension. Il y a là un malentendu qu’il faudrait questionner. Les labyrinthes inouïs demandent des points de repères clairs, utiles, sans équivoque : tout signe est happé et questionné, rien ne peut être laissé au hasard.
Comme médias, les musées ont tout pour être un art total, et pas seulement de la mémoire. Un méta-média, même, par leur capacité à utiliser les autres médias. Seuls les budgets, les modes d’organisation professionnelle, les peurs, les fausses obligations, le temps et quelques conceptions périmées ne le permettent pas.

Ils pourraient par-là certes produire de sensationnelles expositions blockbusters à côté desquelles Hollywood ne serait qu’un pâle théâtre de marionnettes, et Electronic Arts qu’une vaine entreprise d’algorithmes sans intérêt. Mais ils pourraient aussi instruire des arts de la mémoire pour tous et pour chacun d’une ampleur inégalée, vecteurs d’une culture autant appropriée qu’à construire et sans cesse transformer, dans une conjonction formidable de tous les termes habituellement séparés sans raison, sinon celle de la peur de s’élever et d’avancer, ou celle de déplaire au Roi dont les musées modernes continuent de présenter les bijoux.

Lisant Mnémosyne, une histoire des arts de la mémoire, de l’antiquité à la création multimédia contemporaine, François Boutonnet, Paris, Editions Dis Voir, 2013

dimanche 12 avril 2015

La citoyenneté aujourd'hui et les institutions culturelles

On entend « civil » en opposition à « militaire », et la société civile comme non militarisée. Une société militarisée régule tous les rapports selon des règles strictes, confie des uniformes, ordonne les places et construit les lieux de vie et de travail, qui se confondent, comme des dispositifs rationnels.
La société utopique, celle-là même qui depuis le début du 16e siècle inspire largement nos organisations et réflexions politiques et sociétales modernes, dans une lointaine lignée platonicienne, a tout d’une caserne. Le panoptique, presque 3 siècles plus tard, inscrira dans le dessin d’un dispositif technique cette visée globalisante ultra mondaine de la charge politique.
Aujourd’hui la meilleure protection d’une activité passe par une professionnalisation, encadrée par des lois, des centres de formation agréés, des obligations contractuelles, des prix fixés, des règles de sécurité, etc.
Et les personnes engagées dans les activités reconnues les portent, en reconnaissance et identification comme en responsabilités, au-delà de leurs temps et lieux professionnels, tels le médecin ou l’architecte. D’autres corps, comme les fonctionnaires, voient leurs paroles et leurs actes réduits du fait de leur engagement professionnel. Et pour beaucoup de professionnels, de telles limites s’appliquent du fait de peurs, de contraintes hiérarchiques explicites ou implicites, d’une politique diffuse.
La société civile s’entend à l’exclusion des professionnels, excluant le champ économique, mais aussi organisationnel et gestionnaire, important dans le cadre d’un légitime Etat-Providence. Elle comprend, en tant que groupements constitués, essentiellement les associations, rejointes par les organisations économiques légères dispensant les services dans les interstices d’une société toujours davantage contractuelle. Ces dernières, cependant, tendent à organiser à leur profit les initiatives collectives, généralement d’échanges divers entre particuliers, sans expression publique autre que leur action économique – ces initiatives collectives relevant elles-mêmes de l’auto-organisation économique sans prétention à une telle expression sinon pour demander un droit (droit de louer son véhicule ou son logement en dehors des organisations réglementées, par exemple).
Face à une crise du politique mêlant professionnalisation du champ politique, starisation médiatique des représentants politiques et désengagement spectatoriel des citoyens, ces derniers sont toujours plus engagés en tant que professionnels et toujours moins en tant que citoyens. La République, régime essentiellement institutionnel, repose sur une action de chacun incluse dans les réglementations professionnelles, économiques, juridiques, qui régulent l’activité non civile, et leurs formes sociologiques et possibilités interactionnelles afférentes particulières.
La société des loisirs, notion proche de la pensée socialiste, est ce champ laissé en friche à la société civile, et investi professionnellement de façon massive depuis 15 ans (écoles d’art, de design, loi musées de France, etc. – le statut d’intermittent du spectacle date lui de 1936, sous le Front Populaire). Les citoyens, invités à s’y épanouir, à la fois l’intègrent à leur art de vivre et à la fois se trouvent bombardés de propositions atomisées qui peinent à faire sens.
L’appropriation individuelle produisant des citoyens cultivés, exercés, dans une religion, au sens de l’exercice physique, intellectuel et spirituel mis en relief par Sloterdijk, de la culture à la disposition de tous et appropriée différemment par chacun, débouche sur une expression publique individuelle idiosyncrasique, chacun en personnage, en soldat, de la culture qu’il porte, dans son style apparent comme dans ses conversations ou ses publications sur les réseaux sociaux.
Les institutions culturelles se trouvent démunies dans leurs réflexions quant aux publics envisagés dans une dimension collective, après la disparition ou l’élision de la figure de l’amateur au profit, dans le mouvement de démocratisation culturelle, du grand public, à la fois cible des propositions culturelles souvent sans distinction et méprisé, et, sur un autre plan, les collectifs civils, sinon à travers quelques associations de retraités souvent actives et écoutées mais dont la place reste problématique, font défaut.
Il y a moyen, pour ces institutions, de s’appuyer sur des individus actifs, vis-à-vis d’eux-mêmes comme des autres, par exemple au travers de réseaux, dans une figure nouvelle et repositionnée de l’amateur, soldat culturel médiateur à travers lequel un espace nouveau de citoyenneté pourra être ouvert.

Ce qui, après l’énoncé des lignes précédentes, peut s’avérer pessimiste quant à l’essor d’une nouvelle citoyenneté, mais s’intègre dans les possibilités laissées d’une République toujours davantage institutionnelle et rationnelle-légale pour l’heure indépassable.

samedi 11 avril 2015

Les musées et les formes de communication actuelles : les formes d'images qui captent l'attention

Il y aurait quelque chose à écrire sur les formes d’images (contenus, documents) qui captent l’attention. Je pense en particulier aux vidéos, mais aussi les photos, les articles, que l’on peut voir passer sur Facebook, et plus largement le surf internautique.
Dans cette économie de l’attention, qui est plus sûrement celle du rapt, du regard autant que de l’image, puis du partage, qui peut aussi être renvoi, passe, exclamation, cri, une connexion se crée.
Que l’on pense à ces étudiants devant créer une médiation, dans un musée, et qui tremblent de rater la création d’une connexion, chez les personnes présentes. Et au-delà à ce souci de transmettre une chose sérieuse qui nous dépasserait, par sa transcendance, son inappropriabilité ou sa complexité, presque irréductible à un échange humain, presque badin, surtout amusant et fugace.
Quelque chose à écrire dans la tension entre ces deux mémoires et pour le champ large, qu’agencées, elles ouvrent.
Une chose originale, surprenante, horrible, adorable, amusante, dans un format court quel que soit le média, sont ce qui capte davantage l’attention. Il ne s’agit pas que de spectaculaire pour autant, mais de démarque, de différence, même dans la série d’un thème récurrent, tel qu’un sujet d’actualité politique ou un centre d’intérêt, y compris une démarque des autres démarques.
La démarque est relationnelle, elle s’apprécie selon un contexte et doit être chargée d’un signe positif d’accroche, qui peut paraître, dans une approche apriorique, négatif, comme l’horreur, la haine ou la peur. Le contexte est fluctuant, rassemble des images et documents divers à un moment donné, et en sein la différence se fait par comparaison. Ce peut être les messages qui viennent de défiler sur Facebook, l’ensemble perçu des articles de presse sur un sujet, les connaissances sur un objet, etc.
Pour proposer un contenu, supposer une forme a priori n’est pas optimal, et peut davantage imiter, constituant ainsi in fine un fond contextuel sur lequel un autre contenu fera différence. L’originalité même n’étant pas décisive, dans un contexte où elle serait norme le roboratif, le déjà vu, gagnerait la primeur du clic. Une lecture fine du contexte dans lequel s’intègre le nouveau contenu est nécessaire.
Dans le monde des musées, il ne s’agit pas simplement de faire advenir une chose à l’existant, comme l’esprit de conservation puis d’exposition pouvait l’inciter. Sa forme et sa présentation doivent être prises en compte, dans une culture, récente, du design formel et communicationnel, et dans ce contexte également faire différence.
Un autre critère doit être relevé : la confiance accordée ou à accorder à l’émetteur. Dans le mouvement de la présentation du contenu, et de sa découverte, des signes sont perçus qui renseignent sur sa fiabilité. Ces signes sont perçus peu consciemment, aperçus un à un et compris ensemble. Une discordance trop importante amène à douter de la fiabilité du contenu et de la confiance à accorder à l’émetteur, selon une ligne de partage entre le vrai et non-vrai, la véridicité et la falsification (la blague). Un doute n’est pas nécessairement un rejet, mais un autre mode de communication, un autre lien : il peut faire différence, même être requis pour faire différence, dans un partage d’ironie à l’égard d’un contexte d’images qui est un ressort médiatique puissant (le Gorafi, Canal+, la culture geek).
Les institutions muséales en particulier, surtout publiques, génèrent une confiance spontanée importante. Leur devoir de fiabilité, qui implique des contrôles depuis la formation du personnel jusqu’à la vérification de chaque information publiée, peut être source de stress communicationnel, néfaste aux liens souhaités avec les publics à travers les contenus, et la rigidité institutionnelle, la peur de l’erreur, celle de la différence, sont lues dans les publications.
S’il est question ici implicitement essentiellement de médias froids, et d’émotions froides comme l’ironie, l’ensemble des liens avec les publics et des émotions éprouvées tendent à la chaleur. Plus encore, chacun navigue à travers des informations multiples et beaucoup de bruit. En rupture avec les médias les plus courants, un espace muséal spacieux, vide et calme, contre lequel luttent tous les professionnels car signe d’un manque d’affluence, donc d’un désintérêt des publics, donc d’une mauvaise performance de l’institution, est déjà une proposition différente qui peut être valorisée comme telle.
Le recours à la falsification, à l’ironie, est difficile dans les musées, au moins selon les codes les plus courants de la culture médiatique. Une communication sincère, véridique et pédagogique est plus souvent la norme, au contraire d’une malice, d’une férocité, d’un mordant. Au musée des Confluences, le visiteur s’arrête devant deux vidéos, au ton semblable à la série Karambolage d’Arte, qui remettent en cause avec malice et férocité la compréhension par l’homme de l’évolution des espèces et présentent, pour l’une, et expliquent à travers l’exemple de l’antilope, pour l’autre, la théorie du buisson.
Sincérité, véridicité, pédagogie : trois modes de communication qui, dans leur pleine innocence d’une légitimité à un lien, une communication, pleine et sans perte, perdent du terrain depuis de nombreuses années, sauf à atteindre un haut degré de persuasion acquis par un engagement total et une compétence exceptionnelle dans tel mode, comme lorsqu’un ingénieur de l’Agence spatiale européenne détaille la mission de la sonde Rosetta, ou qu’un chaton ou un panda roux se contente d’exister. Ces exigences, pour les musées, peut à certains égards entrer en conflit avec les volontés de simplifier et de rendre plus accessibles les discours et les contenus.
Les nouvelles formes de communication, que l’on peut appréhender à travers les images qui captent l’attention, valent pour tous les médias, avec dans tous les cas différentes différences et façons de faire différence, divers contextes d’images dans lesquels s’inscrivent les nouvelles images, et des positionnements communicationnels qui doivent être pensés et volontaires.

Leurs principaux traits est celui d’une actualité permanente à laquelle les professionnels doivent être sensibles et attentifs, d’un volontariat (créativité, proactivité) qui se distingue de l’imitation et de la neutralité, et d’une différence à inscrire perpétuellement. Ces traits tranchent avec la culture muséale, qui tend pourtant vers elle depuis de nombreuses années à travers les principaux débats qui la traversent (place des publics, médiations, interactivité, économie, institution ouverte, etc.).