« Musée » : image d’une désaffection
Les musées peuvent être perçus,
lointains de soi, comme des propositions à venir constater la présence d’objets
reposant là, présentés dans le prétexte d’un quelconque thème censé les réunir.
Ce préjugé, désespérant et loin de toute réalité pour le moindre professionnel
des musées, n’est-ce pas celui qui touche jusqu’à des responsables politiques,
dans la désaffection toujours vivace des musées, où se mêlent fatigue de porter
la charge d’objets déchargés de leur puissance et sarcasme sur la possibilité
que les musées intéressent un tant soit peu les concitoyens ?
Il s’agit, ici, de ce que
signifie musée dans l’espace public, tant pour chacun que comme un sens partagé
qui nourrit attentes, comportements, stratégies, humours, intérêts, etc. Sens
vis-à-vis duquel aucun acteur ne saurait être neutre ou simple spectateur, en
particulier s’il prétend tenir cette position objective et panoptique qui s’avère
plutôt être celle des prescripteurs de représentations.
Le désir de musée
La notion au cœur de cette
représentation, et peut-être, de nos jours, de toute forme de culture, est le
désir. Ce préjugé marque un manque de désir pour les musées. Or le désir suscite
l’enthousiasme, la mobilité, l’imagination, la rencontre – en somme, l’implication,
en réglant chacune de ses modalités mais sans questionner sa raison d’être.
La
question qui peut être posée est celle des formes muséales à même de susciter
le désir des publics et des non-encore-publics. Cette question est posée, ici,
depuis la représentation postulée suivante : une variété de musées
disséminés dans l’espace public, institutions de mise en lien avec des connaissances,
des produits et des questionnements.
Les temples du spectacle savant
Ce postulat tant à laisser de côté
la forme principale de musée répondant au désir, qui s’est élaborée ces
dernières décennies : une œuvre architecturale singulière, sise dans un
lieu stratégique du point de vue de l’urbanisme, qui abrite des œuvres d’art
mondialement connues, des dispositifs cinétiques innovants, des expériences de
rencontre singulières dans le cadre muséal, ou des propos encyclopédiques,
voire métanoïaques, sur des sujets d’envergure, les expositions temporaires
étant chargées de pallier les éventuelles carences des expositions permanentes.
Ces lieux symboliques de l’identité
citadine s’imposent comme des incontournables du divertissement savant à haute
densité de capitaux financiers, symboliques et spectaculaires. Cette solution n’est
valable que pour quelques cas, et tend à susciter une image normative des
musées à laquelle la grande majorité d’entre eux n’est en aucune façon capable
d’accéder.
Quelques formes de musées désirables
D'autres approches sont à
imaginer, pour connecter le musée au désir. L’objet de ces lignes n’est pas de lister
les propositions qui peuvent fonctionner, qui se concentrent principalement
dans les programmes d’offre culturelle, la médiation, la ludicité et la
scénographie. Essayons plutôt d’imaginer quelques autres modes de relation aux musées,
et donc ses images à même de susciter le désir.
Le musée comme espace de
pensée
Le musée peut participer de ces
lieux, tels les classiques cloîtres et jardins, qui invitent à la déprise et à
se rendre disponible à la différence, à l’altérité, à la transformation. Ce sont
des espaces conçus pour la pensée, la méditation, la rêverie ; des espaces
de respiration et de ressourcement. Cette dimension est déjà là dans les
musées, mais peut-être davantage dans les dispositions dans lesquelles se
placent les visiteurs, que dans l’espace muséal ou expositionnel à proprement
parler.
Le musée comme espace de
consultation
Le musée peut s’organiser comme
un espace moins à visiter, qu’à consulter. L’usager, mû tant par une recherche
que par une forme de lâcher-prise, s’oriente alors dans les items et les
méthodes de recherche qui lui sont proposés, pour tracer son propre parcours, qu’il
vienne à cet espace avec ses questions, ou qu’elles viennent à lui au gré de
ses découvertes et de ses curiosités. Les professionnels veillent à mettre à sa
disposition ces items et des moyens de recherche, et peuvent valoriser des
éléments précis, en les regroupant au sein d’un thème ou les plaçant en exergue
dans l’espace de consultation. C’est, ici, la définition d’une médiathèque. Ce principe
de consultation est d’ailleurs présent dans les musées, lorsque, comme souvent,
une bibliothèque lui est adjointe. Toutefois, ce sont deux modes de relation
bien différents qui sont généralement suscités, entre l’espace d’une délectation
guidée et l’espace d’une recherche motivée. Rien n’empêche les musées d’être
des espaces où l’usager peut déambuler, regarder des œuvres et des objets,
consulter des bases de données, regarder des images et des films, lire des
livres, des journaux et des magazines, s’assoir dans des fauteuils et sur des
bancs, s’installer à des bureaux, amener son propre ordinateur, écrire, dessiner,
écouter des musiques et des bandes sonores, suivre la visite d’un guide,
participer à une médiation ou à un atelier, interpeller un médiateur pour toute
aide et discussion, boire et manger dans un espace dédié, échanger avec d’autres
personnes au sein d’un groupe improvisé, participer aux recherches sur les œuvres,
ou même simplement être là, sentir et respirer.
Le musée disséminé, vecteur d’espace
public
Le musée peut aussi être autre chose
qu’un espace, et se disséminer dans les territoires réels et virtuels de la
société par des actions culturelles variées. C’est ce que font les musées, dans
leurs murs, lorsqu’ils proposent des concerts ou des stages de danse, et ce qu’ils
font dans leurs actions hors-les-murs. Le musée est une force de proposition,
de création, d’apprentissage et de partage à l’instar d’un centre culturel. Il est
aussi, le lieu public possiblement ambulant, tel un forum transportable, d’espaces
de parole, d’écoute et d’expression, de débat. Sa présence discontinue et
volontaire continue sur les différents modes de liens internautiques :
sites internet, expositions virtuelles, catalogues de consultation,
applications mobiles, réseaux sociaux, médias partagés drôles ou sérieux, jeux
divers… Il n’est pas besoin, pour tout cela, de lieu, ni même de collections :
une identité, sa diffusion et sa reconnaissance, ainsi que des moyens d’action,
suffisent.
Le musée autrement
Ce ne sont là que quelques pistes
qui ont contre elles d’être très simples et banales. C’est qu’il en faudrait
peu pour, nous décalant des cases, revivifier ce lien de confiance avec la
population qui marque la nature des musées, ces lieux dans lesquels la
politesse et la civilité est le prérequis à toutes les possibilités.
C’est une confiance dans la
qualité et la capacité des musées à porter, dans leurs propositions et leur
accès, les valeurs de la République, égalité, liberté, fraternité, sans être l’instrument
du pouvoir ni d’un groupe particulier, en accueillant la totalité de la société
et en laissant à chacun la possibilité de changer.
Il n’est pas utile de rebaptiser
les musées pour transformer les modes de relation que nous avons avec eux, bien
que l’on puisse que les cités, centres et autres maisons qualifient davantage
une institution ouverte, plurielle et dynamique. Mais le terme de musée ne
porte-t-il pas davantage en lui cette notion d’ouverture et, admirant les muses et
se laissant toucher par elles, une possibilité d’inspiration ?
Il leur faut encore évoluer pour
qu’ils soient davantage le lieu de nos compagnonnages médiatiques, imaginaires, discursifs,
artistiques, ce lieu de respiration et d’intelligence, de rencontres et de
découvertes, de consultation et de débats et, pour ainsi dire, de nivellement
par la différence, à la hauteur de nos sociétés complexes et évoluées du 21e
siècle. Plus qu’une institution, qu’un lieu, qu’une marque, qu’un temple, qu’un
bien – ce que seul peut-être « musée » peut dire.